Papa est parti ; j'avais sept ans. J'ai entendu du bruit à la cuisine, ça m'a réveillée, j'y suis allée. À pas de loup, de petite fille effrayée. « Pa... papa ? » Il était penché sur la table, une valise ouverte sous ses yeux. Mais je n'ai pas vu. La valise, je ne l'ai pas vue. Il n'a pas entendu, au début. « Papa ? » Je m'étais approchée, pour la redite, je m'en souviens : il a sursauté, il s'est retourné. Avec des yeux de hibou. Un souffle retenu puis relâché, en bloc, quand il s'est aperçu que ce n'était que moi. Je connais la scène par cœur. Je sais maintenant quelle pensée est entrée dans son esprit, à quel moment, dans quel contexte. Chaque mimique, déformée par les années, poussières déposées sur l'image de ce souvenir, a pourtant été analysée, décryptée, traduite. Je sais tout, je crois. Et à l'époque je ne savais rien. « Astrid... » Il s'est agenouillé devant moi, pour être à ma taille, et il m'a regardé dans les yeux. Il m'a touché l'épaule avec sa main – j'ai frissonné, attendant le coup ou le reproche. « Il est très tôt, va te recoucher. » Il avait la peau pâle sous la lumière d'avant l'aurore. Les pupilles presque grises, l'iris presque vert ; ses lèvres fines viraient bleues, ses lèvres qui ne souriaient jamais, ne souriant pas plus alors. J'ai le regard qui a glissé de son air perçant à la pièce mal éclairée. Il y a la valise, je l'ai enfin remarquée. « Tu pars où ? » La défiance, je crois que je l'ai vue, un éclair. Mais je n'en suis pas sûre. Peut-être que je me mens, peut-être qu'il n'y a rien eu, dans ses yeux ni dans sa tête. Aucune émotion dans son cœur, j'essaie de me le cacher, j'essaie de croire en autre chose. Le fait est : sa voix était calme, quand il a répondu. « Je vais chez l'épicier, je reviens tout à l'heure. » J'ai opiné du chef. Oui. D'accord. Ça ne m'a pas paru bizarre, ça ne m'a pas choquée, qu'il aille à l'épicerie si tôt. L'épicerie était ouverte h24, après tout. Donc j'y ai cru. Il m'a tapée tout doucement sur l'épaule avant de se relever, un « Allez » s'échappant de ses lèvres en une aspiration. Je suis allée me recoucher, mon père est retourné à ses affaires, est allé « à l'épicerie ». Et je ne l'ai jamais revu.


Il faisait chaud à Alger, cet été. Comme tous les étés ! J'aimais les étés à Alger, les rues agitées, les gens souriants, le soleil sur ma peau brunissante. Maman qui me parlais en arabe toute la journée. Elle était occupée chez mon oncle, ce jour-là, et je m'ennuyais. Beaucoup. Incapable de tenir en place, je décidai d'aller me balader en bordure de ville, où les maisons cessent et tout le reste commence. Une terre un peu battue et un terrain un peu vague. Ça me plaisait d'aller vadrouiller n'importe où. Je marchai pendant longtemps, jusqu'à ce que mes pieds fassent mal dans mes sandales et que je commence à m'ennuyer de la sueur dans mon dos, soupirer sous l'effort de continuer. Jusqu'à ce que je croise quelqu'un, dans cet endroit désert. « Hého ? » La jeune femme se retourna, elle était un peu plus âgée que moi, à peine. Elle était très très jolie – on aurait dit une fée. Ça ne m'aurait pas étonnée si c'en avait été une d'ailleurs. « Oh, salut. », me répondit-elle... en anglais. « Tu parles anglais ?  » fut ma première réaction, stupide mais spontanée. Elle me sourit, riant un peu, hoche la tête. Elle avança, on aurait dit qu'elle s'en allait – « Hey, t'en va pas ! Attends ! » Je m'élançai derrière elle, intriguée. Elle faisait quoi, toute seule au milieu de nulle part, cette jolie dame qui parlait anglais ? « Rien, je... Chut. J'explore, voilà. » Je haussai un sourcil. Explorer ? Elle me prenait pour une pomme ou quoi ? J'ai compris son petit manège : en vrai, c'était une magicienne, ou une fée, ou un ange, ou un djinn qui buvait du thé. « Tu cherches quoi ?  » Nouvelle réponse vague. Je la suivis encore, j'insistai encore, je questionnai, sans relâche. Elle avait l'air de s'en amuser plus que d'être dérangée, tant mieux. Finalement, je m'arrêtai, et demandai de but en blanc : « T'es une sorcière, c'est ça ? » Elle me regarda en arrondissant les yeux et en plissant la bouche ; héhé, j'avait fait mouche, je le savais. « Oui, c'est ça ! T'es une sorcière ! » Sa grimace se transforma un sourire, tandis qu'elle ramenait un indexe à ses lèvres... « chut, c'est un secret. » Un sourire béat s'étala de mon oreille à l'autre. Je le savais. « Je le savais. » Elle sourit encore. Cet été-là, j'allais passer plusieurs jours à la suivre avec mes grands yeux émerveillés. Elle est la première sorcière que je n'ai jamais rencontrée, et on n'allait jamais se perdre de vue. « Trish ? T'as fait quoi cet après-midi ? », me demanda ma mère quand je rentrai. « Oh, pas grand chose, répondis-je, je me suis juste un peu baladée toute seule... »

« T'as vu ces bonbons maman ? Ils sont taiiiiiiiiiiiille de boooons ! » Elle me fait un sourire contrit et tend sa main lentement entre la foule, pour atteindre mon espace. Je sais bien qu'elle n'aime pas vraiment être là, mais c'est le jubilé de la reine ; je l'ai un peu poussée à venir. Quel intérêt de vivre à Londres si on ne peut même pas voir la reine quand elle sort ? Elle a cédé, et nous voici. Je lâche dans sa main deux petits bonbons colorés. « D'où ils viennent ? » J'essaie de me rappeler comment je les ai eu, comment ce paquet est arrivé entre mes mains... Je crois qu'il est tombé du ciel. Peut-être une opération marketing ou que sais-je. Ou peut-être les anges qui se reconvertissent dans la confiserie. Je souris à cette pensée – je peux définitivement pas répondre ça à ma mère. « Aucune idée, ils étaient dans le courrier », je lâche enfin. Elle en goûte un. Sourit de ce même sourire à demi-forcé, à demi-sincère. « Ils sont bons, merci. » On aperçoit la reine d'ici, j'applaudis très haut. « Ouais, ils sont cools », je réponds ensuite. Avant de fourrer un autre bonbon-mystère dans ma bouche.
Le lendemain, maman brisa un verre. En faisant la cuisine, elle se retourna et, du coude, poussa un verre hors du plan de travail directement contre le sol carrelé. Rien d'étonnant à cela. L'étonnant, c'est qu'en esquissant un mouvement de réflexe, son bras s'écartant en l'air alors qu'entre ses lèvres elle grognait « shit », le verre s'est reformé. Comme neuf. Elle me regarda, les yeux en points d'interrogation, comme si j'avais la réponse à cette étrangeté. On remit le verre dans le placard après l'avoir observé – aucune fissure, aucune trace de recollage, rien ne le distinguait –, sans plus chercher à se questionner. Cela n'allait servir à rien au final. On continua donc notre journée, maman ne travaillait pas, elle était en congé. J'allai écouter de la musique assise sur mon lit, comme n'importe quel jour, et elle alla plier du linge, sans que ce ne soit particulièrement particulier. Je fermai les yeux, emportée par le son légèrement psyché de Tame Impala, la tête dodelinant de droite à gauche et de haut en bas. Je n'entendis pas la porte s'ouvrir, juste ma mère hurler : « Trish mais Trish mais qu'est-ce que... Trish ! » J'allais lui répondre de se calmer, d'arrêter de paniquer pour mon éternelle flemmardise, elle allait bien finir par s'y habituer après seize ans ; puis je débouchai l'une de mes oreilles et m'aperçus, que quoi que je fusse assise fort confortablement, je ne l'étais pas sur mon lit. Mon lit, lui, était soixante-dix centimètres en-dessous de moi. Je flottais, en tailleurs, sous le plafond de ma chambre. « WOW WOW WOW j'ai rien pris ok ! » Chanson plannante, certes, faut pas abuser ! Tout se bouscula dans ma tête et immédiatement, inévitablement, je retombai le cul sur mon matelas - « aïe ! ». Ma mère me regarda, l'air sérieux. Et elle dit la phrase la plus sensée que je ne l'ai jamais entendue dire... « Trish, je crois qu'il faut qu'on demande de l'aide. »

L'aide fut apportée : on nous dit gentiment que les supers bonbons tombés du ciel dans notre boîte aux lettres nous avaient en réalité donné des pouvoirs magiques. Attendez. Attendez, je la redis : donné. des pouvoirs. magiques. Je me lasserai jamais de cette phrase, jamais jamais jamais ! Alors ils ont été gentils, ils ont pris les grands moyens : ils m'ont envoyée dans un internat pour sorciers qui s'appelle Poudlard comme Poux-de-lard (t'imagines un poux sur un cochon ! Crade !). Oui parce que les sorciers existent – ce qui n'est pas franchement nouveau avouons-le, c'est évident – et ont un putain d'internat trop cool dans un château avec des calèches et du sport sur balais qui vole ! « J'aime cette endroiiiiiiiit », les couloirs disent que j'ai gueulé ça à la dernière soirée, je m'en rappelle plus mais je veux bien le croire. Parce que j'aime cet endroit. Les gens sont rigolos. Les tableaux parlent. Les escaliers bougent. Les profs sont fous. Et il y a le Quidditch – le Quidditch, c'est... C'est fantastique. J'aimerais m'y mettre mais j'ai un peu peur, alors j'attends de m'améliorer. Je me suis achetée une chouette aussi, une chouette ambrée (rousse quoi, ignare), trop belle, qui envoie des lettres à ma mère et m'apporte les réponses. De son côté, c'est un peu plus dur : pas d'internat de sorcellerie pour elle. Retour à la réalité, continuer à faire le ménage chez des inconnus, essayer de pas faire de dégâts avec ses nouvelles capacités incontrôlées. Je lui envoie des livres de temps en temps et l'appelle assez souvent. Aucune nouvelle de mon père – je sais même pas pourquoi je le mentionne, bref. Mais ça va. Mais ? Ça va toujours chez moi ! Les lunettes-ananas sur mon nez, le rouge à lèvres orange, les ongles violets, l'uniforme étriqué oui, mais la baguette dans ma poche. Trente-et-un centimètres, bois de hêtre, cœur de licorne. T'entends ça ? De licorne ! Les licornes existent ! Si avec ça je trouve encore le moyen d'être triste, sérieusement...